Livre photo : quand l’art interroge l’écosystème hospitalier

Les CHU de Rouen, Angers et Caen sont les territoires du soin choisis pour ce livre. Crédit Photo : Christophe Halais
Ce mois de novembre est paru "Klinê. Territoires du soin" aux éditions 303. Cet ouvrage qui se veut comme une “enquête ethnographique” mêlant les mots à l’image, nous invite à poser un regard sur le patrimoine immatériel de l'hôpital public, un écosystème à part.

La photographie de couverture ne laisse entrevoir que quelques centimètres de la peau de l’homme. Presque entièrement recouverte d’une tenue complète de bloc, celle-ci, pourtant cachée, révèle le cœur de l’œuvre : la coexistence entre l’humain et les pratiques aseptisées apportées par le soin hospitalier. C’est en tous cas le point de vue de l’ethnographe Yann Leborgne, et de Christophe Halais, photographe, qui ont regroupé dans un livre leurs multiples observations menées dans les CHU de Rouen, Angers et Caen. En effet, entre 2012 et 2018, ils ont recueilli la parole des acteurs de multiples services de soin, les ont photographié dans leur quotidien. Au cœur de ce travail, des hommes (qu’ils soient soignants ou soignés), des espaces et l’interrogation des pratiques hospitalières. 

L’hôpital, paradoxe vivant

Si l’homme demeure le cœur battant des centres hospitaliers, ces derniers n’en restent pas moins des systèmes organisés en une batterie d’espaces codifiés, pouvant renvoyer l’image d’un environnement froid, parfois austère, à tous ceux qui y pénètrent. Un univers inhospitalier en somme, paradoxe criant d’un lieu dont l’objectif fondamental est d’assurer le bien-être et le soin. Dans Klinê. Territoires du soin, nous découvrons au fil des pages une coexistence énigmatique entre l’importance du soin par ceux qui le prodiguent et une dimension médicalisée, voire parfois désincarnée des normes et des lieux.

À l’image de cette salle vide avec pour seul objet une fenêtre, de ces néons éblouissants quelques pages plus tard, ou encore de ces machines aux reflets froids dont la fonction a tendance à nous échapper. Le photographe Christophe Halais représente ainsi l’environnement hospitalier à travers un regard brut, révélant ce qui prend une apparence presque inquiétante dans ces temples du soin, où l’humanité trouve pourtant toujours une place. Premier cliché du livre, à cheval sur deux pages : pris dans un décor nu, une équipe de soignants se retrouve liée par un but commun, celui de sauver la vie d’une personne dont ils ne savent rien, ou presque. On ne perçoit d’eux que l’intense coopération qui les réunit, au service de ce patient. 

Crédit Photo : Christophe Halais

L’humain, partout, tout le temps. Y compris lorsque les photographies capturent un fauteuil inoccupé ou un lit fraîchement abandonné par un malade. Sur d’autres, c’est le sens du détail (deux mains jointes sur un thorax, un œil, un organe pris dans un puit de lumière) qui rappelle l’omniprésence de cette humanité imprégnant les murs de l’hôpital public. 

Du regard au toucher : valorisation de la relation soignant soigné 

Dans ses représentations, Christophe Halais nous invite aussi à nous interroger sur le regard que pose le médecin sur son patient. Un regard qui met en évidence l’acte de soigner, traduisant le temps et l’implication apportés au soin mais aussi la sollicitude et la bienveillance des praticiens. Grégoire Moutel, Directeur de l’Espace régional de réflexion éthique au sein de l’Université de Caen, écrit d’ailleurs dans la préface : « Ainsi la place de l’interhumain entre ceux qui sont en possession de tous leurs moyens et d’autres qui en sont privés est-elle posée. Ceci renvoie à la question du temps disponible pour l’autre. De quel temps celui qui souffre dispose-t-il pour les autres, et quel temps ceux qui accompagnent peuvent-ils donner à l’autre ? La photographie nous offre et nous permet de regarder ce temps, d’en montrer l’importance. » 

Crédit Photo : Christophe Halais

De son côté Yann Leborgne, l’auteur de textes, choisit de consacrer plusieurs pages à un autre sens, celui du toucher d’une aide-soignante. À travers ce métier, s’établit un lien très direct avec le patient. La proximité physique entre l’aide-soignante et celui-ci permet parfois un rapprochement, une complicité, un lien. Morceau choisi : « Nous, c’est le toucher. Par la toilette déjà, on les masse. En réa-chir on peut prendre le temps de les masser sur les jambes. Je peux vous dire qu’ils vous disent merci…. (…) J’ai eu un transplanté cardiaque il y a plus de dix ans, et je l’ai revu il n’y a pas longtemps. Il m’a scotchée (…) : « Céline, je ne me souviens bien de vous. Vous avez deux enfants ; vous habitez à tel endroit »… Je lui ai dit « Oui. » Et pourtant, ça fait plus de dix ans qu’il a été transplanté. » Et à Yann Leborgne d’ajouter que ces visites permettent jusqu’à une transportation de « l’esprit du patient en dehors de son corps souffrant et, de ce fait, en dehors de l’hôpital où il subit des soins qui engagent sa vie. »

L’hygiène, la notion « d’homme-machine« , le rôle des urgences comme porte d’entrée de la pathologie menaçante et égocentrée, la place singulière d’une chambre mortuaire dans un environnement où la sauvegarde de la vie prime tout autour, les diverses dimensions que revêt l’hôpital en tant que territoire etc., sont autant de thèmes abordés dans cet ouvrage étonnant, aussi magnétique qu’esthétique, rendant hommage aux soignants et à l’hôpital public. Un livre dont les clichés sont exposés à l’abbaye aux Dames à Caen jusqu’au 18 décembre 2022. 

Océane Rolland-Ghazi

 

Commentaires

Il n’y a pas encore de commentaire pour cet article.

Sur le même sujet

Simuler un attentat ou une tempête pour préparer aux situations d’urgence 

Après l’impressionnant déploiement du “Shelter”, hôpital mobile du CHU de Toulouse, ce fut au tour du projet “SENS” d’être présenté lors de la dernière édition de SantExpo. SENS, ou autrement dit un centre de simulation environnementale et neurosensorielle de 140 m2, ayant la capacité de recréer diverses situations extrêmes pour préparer au mieux les professionnels de l’urgence à des crises majeures. Un projet attendu sur le site de l’hôpital Purpan en 2024.

A Santexpo, des CHU de France en transition(s)

Pour la deuxième année consécutive, les 32 CHU ont affiché leur unité à l’occasion de Santexpo, salon qui a réuni du 23 au 25 mai l’écosystème de la santé. S’il est difficile d’évaluer les retombées réelles pour les établissements, ce rassemblement sur deux stands et une même bannière (CHU de France) aura eu le mérite de faire valoir un certain nombre de thèmes, dont les transitions numérique, écologique ou sociale au sein de l’hôpital. A défaut d’énumérer tout ce que nos caméras ont pu capter d’échanges sur ces trois jours, la rédaction vous propose de revivre dix temps forts.

Vincent Vuiblet : “L’IA va profondément modifier l’ensemble des fonctions hospitalières.” 

Connaissance des maladies, aide aux diagnostics, dépistage précoce, prise en charge des patients, prédiction de l’efficacité des traitements ou encore suivi des épidémies… dans la santé comme dans d’autres domaines, l’Intelligence artificielle est promise partout. Si les perspectives semblent vertigineuses, difficile de saisir ce que cette évolution technologique, que certains appréhendent comme une “révolution”, implique réellement. A l’occasion de SantExpo, nous avons interrogé Vincent Vuiblet, Professeur de médecine au CHU de Reims et directeur de l’Institut d’Intelligence Artificielle en Santé Champagne Ardenne depuis 2020, sur ce sujet particulièrement d’actualité. L’occasion pour lui de nous éclairer, de balayer aussi un certain nombre d’idées reçues et de fantasmes.

Le CHU de Bordeaux aux petits soins avec ses nouveaux internes

Le 15 mai dernier, deux cent six nouveaux internes ont été accueillis au Grand Théâtre, bâtiment phare de la capitale girondine et propriété du CHU de Bordeaux. Un événement en grandes pompes voulu par Yann Bubien, peu de temps après son arrivée en tant que Directeur général.

A saint-Étienne, cette nouvelle clinique soigne les champions comme les sportifs du dimanche

Ouverte depuis novembre dernier, la Clinique Universitaire du Sport et de l’Arthrose (CUSA) accueille dix-sept praticiens travaillant de concert pour soigner les problématiques qui entourent l’appareil locomoteur. Et si son plateau technique de pointe voit défiler les sportifs de haut niveau comme les amateurs, c’est une autre population, touchée par l’arthrose et autres douleurs articulaires, qui prend massivement rendez-vous. Reportage.